La légende veut que Pythagore ait effectué cette troublante découverte, à laquelle fut donné le nom d’harmonie, en entendant le son produit par les marteaux d’une forge. L’expérience peut être répétée avec des verres remplis de quantités différentes du même liquide ou avec une simple corde, car ce n’est pas la matière des objets qui est en cause, mais la relation entre leurs masses ou leurs longueurs : un rapport (en grec, logos). Si l’on pince une corde quelconque, un certain son est produit. Si l’on réduit cette corde à la moitié, le son sera exactement le même, une octave plus haut. Que l’on fasse vibrer la corde aux deux tiers de sa longueur, le son produit sera une quinte au-dessus ; aux trois quarts, une quarte. Voilà comment les quatre premiers nombres aboutissent aux trois « notes tonales » (degrés I, IV et V) de la gamme ; l’harmonie des sons se retrouve dans les nombres. Avec une telle découverte, on réalise que la nature est compréhensible.
Ce n’est pas pour autant que l’on se trouve d’emblée sur le terrain que nous appelons « scientifique ». Beaucoup de spéculations pythagoriciennes nous apparaissent comme infondées, arbitraires, voire purement verbales, comme lorsqu’un nombre est associé à une vertu ou à un sexe. La complexité de certains développements ne prouve pas davantage qu’ils soient fondés sur une base aussi solide que la découverte initiale de Pythagore. Même signés de Platon, les calculs raffinés du Timée sont loin d’emporter notre conviction. Tout l’intérêt du livre de Daniel Heller-Roazen vient de ce qu’il se consacre à l’essentiel, c’est-à-dire à ce qui donne sa force à la thématique de l’harmonie. Cela ne signifie certes pas qu’elle serait exempte de faiblesses, mais prendre conscience de celles-ci et les affronter aura été un puissant moteur de progrès scientifique.
Le livre est intitulé Le Cinquième Marteau parce que, selon la légende rapportée par Boèce, quatre seulement des marteaux avaient entre eux une relation de consonance ; le cinquième produisait un son dissonant, dont la théorie de l’harmonie ne pouvait rendre compte. Peut-être est-ce faute d’une théorie musicale assez fine ; ou bien, pour peu que l’on généralise ce modèle de compréhension de la nature, parce que la raison se heurterait immanquablement à une part d’irrationnel dans la réalité naturelle. Or, et c’est ce qui rend le sujet si passionnant, les deux se rejoignent.
Heller-Roazen montre bien comment la réflexion sur la théorie musicale pythagoricienne, telle que les médiévaux l’ont connue à travers la présentation qu’en donnait Boèce au Ve siècle de notre ère, a contribué à un progrès de l’écriture de la musique, lequel a rendu possible une complexification de la musique elle-même, de la monodie vers la polyphonie. La musique grecque était fondée sur des consonances, que nous identifions comme étant l’octave, la quinte et la quarte. Pour nous, la gamme est composée de notes discrètes, entre lesquelles il peut y avoir des rapports de consonance, ou d’ailleurs de dissonance. Même si l’on a tendance à l’oublier, les notes ne sont pas données distinctes et séparées comme les touches du piano, elles sont engendrées par des accords ; de leur côté, les musiciens grecs savaient bien que de quinte en quinte, ou de quarte en quarte, on passe par des sons différents. Il n’en reste pas moins que d’une conception à l’autre il y a plus qu’un changement de point de vue. Pour le dire de façon imagée, la conception grecque de la musique rendait inconcevables ces instruments à clavier qui sont devenus fondamentaux, à nos yeux, pour l’enseignement de la musique. La notion même de « dictée musicale » aurait été dénuée de sens pour les anciens Grecs.
Et puis le « cinquième marteau », c’est aussi la rencontre de l’irrationnel. Bien que l’on ne sache pas qui au juste est à l’origine du théorème dit « de Pythagore », et qu’en outre les démonstrations anciennes de celui-ci reposent sur un raisonnement par l’absurde faisant intervenir les notions de pair et d’impair, il est clair que l’on ne peut réfléchir aux conséquences de ce théorème sans rencontrer la relation d’irrationalité entre le côté du carré et sa diagonale. C’est d’ailleurs le sujet explicite du Ménon de Platon. Un dialogue plus technique, le Théétète, évoque les travaux mathématiques de Théodore concernant les irrationnels. Il n’y a donc rien de surprenant à ce que le nom de Pythagore soit associé à la fois à la rationalité des accords musicaux fondamentaux et à la question de l’irrationalité telle que l’illustre l’image du cinquième marteau.
La musique en fournit un exemple aussi simple que troublant. Il semblerait en effet aller de soi que, de quinte en quinte, on finisse par retrouver le son initial, quelques octaves plus haut. Or ce n’est pas le cas. On s’en approche certes, mais on ne l’atteint jamais. L’octave et la quinte sont mutuellement incommensurables, tout comme le côté du carré et sa diagonale. En langage moderne, nous disons que si le côté du carré est rationnel – mettons : 1 – sa diagonale est irrationnelle – en l’occurrence : racine de 2 ; si la diagonale est rationnelle – mettons : 2 – le côté est irrationnel – en l’occurrence : racine de 2. Ce corollaire du théorème de Pythagore trouve un équivalent en musique avec l’incommensurabilité de l’octave et de la quinte, dont une conséquence est l’impossibilité d’accorder parfaitement un clavier : si les quintes sont justes, les octaves sont fausses, et réciproquement.
Conséquence pratique : un clavier ne peut jamais être que « bien tempéré ». Conséquence théorique : même la réalité qui semble se plier le mieux au nombre lui résiste. D’où l’intérêt tant des musiciens que des philosophes pour cette question, renforcé par une découverte de Kepler, à laquelle le grand astronome peinait lui-même à croire tant elle était fascinante. Mais il dut admettre que la chose était « parfaitement sûre et absolument exacte » : ce qui est pour nous la troisième loi de Kepler met en évidence une harmonie céleste. Du fait, en d’autres termes, que les orbites des planètes autour du soleil sont elliptiques, la relation entre le temps et la distance de deux planètes données est exactement la consonance de base, la quinte parfaite. Si l’on considère les six planètes alors connues (de Mercure à Saturne), on constate qu’entre leur aphélie et leur périhélie elles « traversent des intervalles qui, transcrits mathématiquement, sont de forme musicale ». Il y avait de quoi s’« abandonner à la fureur sacrée » !
Sans prétendre faire œuvre de pionnier, Daniel Heller-Roazen réussit à présenter clairement les développements, de Pythagore à Kant via Nicolas Oresme, Kepler ou Leibniz, des réflexions théoriques et pratiques inspirées par la découverte pythagoricienne de l’harmonie. La matière est bien connue des spécialistes, bon nombre de travaux universitaires ont été consacrés à tel ou tel de ses aspects ; il ne suffisait pas d’aller les lire, il fallait aussi être capable d’en tirer un petit ouvrage synthétique qui aille à l’essentiel et montre bien les enjeux. Ce pari est gagné.
Marc Lebiez
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