Comment traduit-on l’expression « tear jerker » – littéralement « arracheur de larmes » – en français ? Selon le dictionnaire American Heritage, cette locution argotique désigne « un drame, une histoire, ou une performance qui est excessivement sentimentale ». À partir de quand le sentiment devient-il excessif ?
Les Américains semblent avoir un seuil de tolérance assez élevé pour les histoires fleur bleue. Dans L’Envers du paradis, Scott Fitzgerald proposait une division entre, d’une part, les hommes sentimentaux, qui pensent que tout restera immuable, et, d’autre part, les romantiques, qui ont « une confiance désespérée » dans le contraire.
Si son analyse est valide, le peuple américain n’est pas romantique : la production artistique des Américains consiste en grande partie à démontrer que les êtres humains sont invariables à travers le temps et l’espace. Cette conviction serait-elle liée à une vision religieuse du monde ? Si nous sommes tous les enfants d’un Dieu qui s’est déjà révélé et qui le fera de nouveau à la fin des temps, quel sens peut-on donner à l’accumulation d’événements profanes qui se sont produits les uns après les autres depuis des millénaires ? Aux yeux du maître de l’univers, un siècle ne dure pas plus longtemps qu’un battement de paupières. Par conséquent, ne faut-il pas croire que les hommes du passé appréhendaient le monde comme nous ? Que leurs perceptions et leurs mécanismes psychiques étaient proches des nôtres ?
La lecture de l’Histoire deviendrait, de cette façon, familière et rassurante. Voyager dans le temps serait comme aller dans un Starbucks à Tombouctou ou à Oulan-Bator où, malgré la distance parcourue, on peut siroter le même macchiato à la noisette que partout ailleurs. À partir de là, on peut se réjouir de ce que Freud appelait le « narcissisme des petites différences », à l’instar des touristes qui s’émerveillent de la présence de croissants et de macarons dans le menu de McDonald’s à Paris.
Dans Les Douze Tribus d’Hattie, la référence biblique sert à encadrer l’histoire de la grande migration afro-américaine du XXe siècle. Hormis cela, les personnages dépeints dans les scènes qui couvrent la période 1925-1980 ressemblent à nos contemporains, avec la technologie et les droits civiques en moins. Du « roman » ce livre n’a que l’étiquette : ses dix chapitres autonomes fonctionnent comme des nouvelles et contiennent peu de passerelles entre eux, si ce n’est le rapport de filiation qui lie les héros des divers épisodes. Le puzzle ainsi créé oblige le lecteur à construire lui-même l’arbre généalogique de la famille d’Hattie, jeu qui n’est pas sans plaisir. C’est peut-être l’un des messages du texte : le mythe fondamental d’un pays peuplé des descendants de la migration serait-il celui de la généalogie ?
À part le dernier, consacré à une petite-fille d’Hattie, tous les chapitres sont centrés sur des enfants de la famille, en général sur un seul à la fois. Ayana Mathis a imaginé ses personnages, selon ses termes, comme des « stroboscopes ». Elle voulait qu’ils éclatassent et s’éteignissent rapidement. La forme qu’elle a choisie, celle de la nouvelle, se prête parfaitement à l’exercice.
Il est difficile de lire Les Douze Tribus d’Hattie sans pleurer, même si l’on rejette la sentimentalité. Peut-on rester indifférent à la malédiction qui semble avoir frappé chacun des membres de cette famille ? À commencer par Hattie, la matriarche qui a quitté sa Géorgie natale en 1923 pour s’installer à Philadelphie, ville emblématique de la liberté – on pense par exemple à la Liberty Bell qui s’y trouve et à la chanson Philadelphia Freedom d’Elton John. Elle suit le chemin tracé par Moïse qui a mené les Hébreux hors d’Égypte jusqu’en Terre promise. Sur ce point, l’analogie biblique ne fonctionne pas parfaitement, parce que Jacob (rebaptisé « Israël »), patriarche et fondateur des douze tribus, est mort en Égypte, abandonnant sa progéniture à un esclavage futur.
Le sort des enfants d’Hattie ne sera pas plus heureux : les conditions de vie dans le « New Jerusalem » sont rudes. Philadelphia et Jubilee, ses deux premiers, sont morts d’une pneumonie à l’âge de sept mois, faute d’accès aux remèdes traditionnels que l’on employait dans le Sud. Floyd, un musicien gay, n’arrive pas à assumer son orientation sexuelle. Six devient pasteur à l’âge de quinze ans, ne croit pas vraiment en Dieu. Quant à Hattie, elle accouche d’un enfant adultérin et essaie brièvement de s’installer avec son amant. Elle pense vendre Ella, son tout dernier bébé, à sa sœur qui vit toujours en Géorgie, mais ce projet aussi sera enterré. Et ainsi de suite.
Le fil conducteur de toutes ces histoires est le désir de changer, d’être ailleurs, d’être autre chose. Ayana Mathis met en scène l’importance des différences de classe dans la société américaine, phénomène souvent ignoré. La famille d’Hattie était éduquée et avait la peau claire. Ses enfants grandissent à Germantown, le plus prestigieux des quartiers noirs de Philadelphie, celui des avocats et des médecins. Ils avaient une conscience aiguë de leur statut vis-à-vis d’autres strates sociales de leur communauté. Et ils ont profité, ou souffert, des changements dans leur rang.
Le snobisme des habitants de Germantown est mis en relief dans le chapitre intitulé « Alice et Billups ». Modelé sur Mrs Dalloway de Virginia Woolf, il relate les heures qui précèdent une fête donnée par Alice un soir de l’hiver 1968. Au cours de la journée, elle apprend que son frère Billy est en couple avec sa femme de ménage, idée insupportable vu les ambitions sociales qu’elle nourrit pour lui.
Confrontée à la réalité de la situation, Alice réagit mal. Les deux amants lui font part du ressentiment que suscite en eux son comportement condescendant. La confrontation provoque chez elle une révélation : un voile se lève, et Alice commence à prendre contact avec son intériorité : « Alice eut l’impression qu’elle était sur le point d’avoir accès à une certaine connaissance, comme s’il y avait eu, tout ce temps, quelque chose qu’elle avait besoin de savoir, et s’il elle l’apprenait, elle serait libre. »
C’est l’idée force de la littérature américaine d’aujourd’hui : a-t-on vraiment besoin de se faire psychanalyser quand on peut lire une nouvelle ?
Steven Sampson
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