Le récit est des plus sobres : un ancien avocat, las de la vie commune, on veut dire banale, s’est retiré dans un gîte au cœur d’une forêt et, apparemment « voué à la détestation de soi », s’autorise une initiative qui va paraître singulière : il embauche une femme écrivain afin qu’elle rédige ses mémoires. C’est ce que l’on peut nommer une détestation de soi corrigée, voire un traitement drastique. « Oui, elle pratiquait un drôle de métier, lui avait-il dit, en ce début d’après-midi pluvieux, le front nuageux renonçant à s’éloigner et planant sur eux comme un augure feutré, chassant, non pas une mélancolie qui eût été embarrassante, n’étant plus mélancolique depuis longtemps, mais une humeur demeurée un peu fâcheuse, comme les nuages ce jour-là aux alentours du gîte, au-dessus de sa tête. » Cette femme d’écrit – on sent bien qu’elle n’est pas aussi « écrivain » que le narrateur, qui, lui, en impose –, embobinée par le parleur à la fois beau et désabusé, finit par le suivre dans ses promenades et par connaître une sorte d’illumination à son contact. Tout cela est assez biblique, un peu machiste, voire vieux jeu, mais l’on suppose que l’alchimie fonctionne à rebours puisque l’atrabilaire tout à coup apaisé disparaît au terme de sa « cure ».
Hormis de longs échanges indirectement transmis, iI ne se passe que fort peu de choses dans la clairière. Tout est dans la langue de Louis Jeanne, qui, pendant qu’il fait le point sur sa vie, affine sa vision des univers qu’il a fréquentés, analyse avec recul et ne garde, au fond, que peu de choses de son existence passée. Comme un homme vaincu par la mauvaiseté du monde, il a dû fuir car il n’était plus de taille à supporter la société des hommes, avec son lot de jeunes gens dont l’ignorance, la morgue et le cynisme le rebutaient – constat d’homme vieillissant. Ces avocats sans scrupules ni morale, ces banquiers qui fricotent, ces communicants qui font des signes vulgaires, ces informaticiens qui nous embêtent et ces architectes qui urbanisent comme des brutes. Faute de trouver l’énergie de lutter ou de posséder la paix intérieure qui lui permettrait de passer outre, le narrateur se retire, triste héros d’une vie sans héroïsme, personnage désarmé, désabusé, auquel ne reste que sa plume pour s’épancher et dire à travers ce qui ne va pas ce qu’il aurait aimé qui aille. « La parole reprise, il lui avait demandé, pour se défaire aussi de ce qui l’avait un peu troublé, la grâce pas revenue dans ses pensées depuis longtemps, si ce n’était pas, cette vulgarité, ce qu’elle avait elle-même fui, étant, lui, reparti dans un de ses élans premiers, cherchant à rompre le charme qu’il sentait s’installer et auquel il ne souhaitait rien céder, mais aussi pour briser son rythme à elle, ce qui était pour lui une autre manière de ne pas céder à ce qui pouvait s’improviser dans leurs entretiens, quelque chose demeurant rétif en lui, qui refusait de se rendre à cette idée, qui était pourtant la sienne, de ces entretiens, n’était-ce donc pas cette vulgarité devenue une vulgarité policée, qui l’avait poussée à fuir un univers glorieux pour elle qui avait suivi, lui avait-il semblé, une trajectoire idéale dans un monde de représentations, cette perception de la vulgarité qui l’avait incitée à percevoir ce qu’il avait nommé, pour elle, à plusieurs reprises ».
Doté d’un goût marqué pour la phrase longue qu’il souhaite précise et attentive à tous les recoins destinés à sa description, le narrateur s’exprime très scrupuleusement. Il n’était pas avocat pour rien. Dans ce flot textuel tenu par des virgules plus que par des points, Louis Jeanne élabore une œuvre qui peut paraître obsessionnelle. Ne dédaignant pas de faire appel aux mânes de Julien Gracq, le grand homme des rétifs à tendance misanthrope, il intègre à sa manière cette famille d’auteurs qui s’ingénient à maintenir un style à la hauteur de leur idée de la littérature. On pense à Jean-Paul Goux, à Joël Roussiez, et pourquoi pas à Jean-Loup Trassard, mais la comparaison ne peut aller plus loin car on ne trouve pas dans Clairières de Louis Jeanne cette étincelle qui les habite. Son récit sans récit, monologue filigrané par les incapacités d’un être à la recherche de sa rédemption, laisse le lecteur sur le bord du chemin. Un être si farouchement aristocratique fuit le monde, on l’a dit, mais il paraît le mépriser pour ce qu’il est, et, paradoxalement, ne semble pas depuis sa clairière annoncer autre chose qu’un nouveau renoncement ou une nouvelle fuite. De la sauvagerie, un projet d’incartade, auraient été les bienvenus, et, pour commencer, l’achat d’une hache afin d’élaguer les branches follettes du moi retenu prisonnier d’un texte réticulaire, verrouillé.
Eric Dussert
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