La coupable originalité de Libera apparaît dans le nom provocateur qu’il a donné à sa chaire : « histoire de la philosophie médiévale », ainsi recréée plus d’un demi-siècle après le départ d’Étienne Gilson et en son hommage.
Dans la tradition philosophique de l’Université, le millénaire médiéval représente une béance que l’on ne demande pas aux étudiants de combler. On peut être agrégé en ignorant tout de ce qui s’est écrit entre Augustin et Descartes. Le motif de cette ignorance perpétuée n’est dit qu’à demi-mot mais chacun a compris : puisque, durant ce millénaire, la philosophie n’était que la servante de la théologie, on laisse la matière aux théologiens et son étude à l’Institut catholique ou au Saulchoir. Les Allemands ne reconnaissent pas une telle frontière, qu’une conception étriquée de la laïcité voudrait étanche. Hegel étudia la théologie luthérienne, Heidegger la catholique, et cela explique beaucoup de choses dans la tonalité générale de leurs pensées.
Que les théologiens aient fait de la philosophie leur servante ne devrait pas nous imposer d’en rester là nous aussi : même utilisée ainsi, ce pouvait être une excellente philosophie, et ils avaient tout intérêt à ce qu’elle le fût. C’est pourquoi Leibniz put dire qu’il y avait « de l’or dans la boue de la scholastique ». En quoi il ne faut sans doute pas voir une pointe contre Descartes ; un des grands apports de Gilson est d’avoir montré de façon détaillée comment Descartes s’inscrivait dans la continuité de la tradition médiévale. Jean-Luc Marion a poursuivi dans cette voie, qu’emprunte aussi Alain de Libera, son exact contemporain.
Voir les choses ainsi ne signifie pas que l’on adhérerait à une vision continuiste de l’histoire, fût-ce seulement celle de la philosophie. Nul ne s’étonne qu’un philosophe se réfère à Aristote, mais il paraît bizarre qu’il aille se soucier de ce qu’écrivait tel aristotélicien du Moyen Âge. On fait comme si avait disparu de l’horizon tout ce qui a été écrit en latin, qui fut longtemps la langue technique de la philosophie, et l’est resté via un grand nombre de transcriptions : essence, existence, réalité – pour ne rien dire de substance ou de quiddité. En outre, et c’est un point sur lequel Alain de Libera a souvent insisté, le Moyen Âge philosophique est caractérisé par le rôle considérable joué par les penseurs arabes et juifs, à qui l’on doit déjà la redécouverte en Occident de l’aristotélisme.
Le présent ouvrage donne à lire les cours prononcés par Alain de Libera durant sa première année au Collège de France, complétés par un abondant appareil de notes qui ravira ceux qui veulent approfondir les choses. Après que les inévitables scories de l’oralité ont été éliminées, le lecteur peut encore entendre une voix qui s’efforce à la fois à la précision et à la clarté, sans pour autant sacrifier la densité. Il lui est ainsi offert une exemplaire leçon de philosophie, laquelle s’inscrit dans la perspective d’un énorme travail qui devrait donner lieu à huit livres sous le titre général d’Archéologie du sujet et paraît destiné à constituer le magnum opus de l’auteur.
Le projet s’en énonce assez simplement. Deux penseurs aussi différents et aussi peu négligeables à l’heure actuelle que Heidegger et Foucault ont pris pour base de leurs pensées respectives l’idée que la notion moderne de sujet était née à l’aube des Temps modernes. Le premier parle de Descartes, le second de « la culture européenne depuis le XVIe siècle », ce qui n’est pas radicalement différent, même si les développements que l’un et l’autre en dégagent sont loin d’être identiques. Pour Heidegger, l’enjeu est la conception de la vérité comme certitude, liée au cogito ; pour Foucault, qui a en vue la question de l’homme et de sa mort éventuelle, « la question du sujet a fait couler plus de sang au XVIe siècle que la lutte des classes au XIXe ». Comme Foucault invoque à cette occasion Nietzsche mettant en relation la mort de Dieu et celle de l’homme, on se trouve devant une constellation majeure de notre temps. Encore faudrait-il que cette unanimité pour s’en prendre au « sujet cartésien » fût fondée sur la réalité d’une telle rupture. On devine tout ce qui se trouverait ébranlé si l’on faisait apparaître l’inanité de cette rupture supposée. Or, c’est bien ce à quoi s’emploie Libera : montrer que, dès le XIIIe siècle, les « conditions nécessaires à l’émergence d’une notion dite moderne de sujet étaient réunies ».
La tâche est immense, pour deux raisons qui se conjuguent. D’une part, les textes de référence sont très peu connus, souvent pas encore traduits voire édités, d’autant que les noms mêmes de leurs auteurs ne sont pas de ceux que l’on rencontre banalement. Qui connaissait celui de Pierre de Jean-Olieu ? D’autre part, le champ des notions en jeu est très large. Car poser la question du sujet pensant, c’est en retrouver beaucoup d’autres : celle de l’homme, celle du soi, celle de l’âme, celle de la personne. C’est aussi s’interroger sur les relations entre subjectivité et « subjectité », c’est-à-dire le fait d’être sujet dans la relation avec un objet. On rencontre aussi la définition aristotélicienne de la substance, dans ses relations avec ses accidents, puisque le latin subjectum en est la transcription. Alain de Libera se confronte ainsi à un travail énorme de clarification conceptuelle, celui de retrouver dans leur précision des débats médiévaux qui éclairent en retour la pensée pour notre temps, telle que l’ont développée en particulier les penseurs anglo-saxons dits « analytiques », dont l’inspiration est directement aristotélicienne.
Voici donc un livre qui présente la philosophie dans sa technicité conceptuelle. Cela ne signifie pas, bien au contraire, que nous soit imposé un jargon opaque. La précision est ici celle de la pensée véritable, quand on se demande par exemple qui est ce « je » qui apparaît comme sujet dans une phrase comme « je pense ». C’est le sujet grammatical de la phrase, mais à part cela ? Qu’est-ce qui permet de dire que ce « je » renvoie à quelque « moi », à une « personne », à une « âme » ? Et qu’est-ce que cela signifierait ? N’y a-t-il pas illusion à croire que, dès lors qu’une pensée arrive à la conscience, elle a nécessairement un auteur ? Quand nous disons : « il pleut », nous savons bien que le sujet grammatical de cette phrase ne renvoie pas à un sujet réel ; pourquoi serait-il plus légitime de considérer que dans « je pense » le sujet de la phrase renvoie davantage à un tel sujet ? Quand je dis « il pleut », c’est la pluie qui pleut ; quand je dis « je pense », dit-on autre chose que : « de la pensée se produit » ?
Alain de Libera montre ainsi comment des notions que l’on a pu croire typiques de la modernité sont en fait débattues et clarifiées depuis longtemps. On sort d’un tel livre heureux d’avoir assisté à cette brillante mise en perspective.
Marc Lebiez
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