Cette contradiction est généralement présentée comme opposant deux conceptions de la philosophie politique elle-même, dont on pourrait dire que l’une insiste sur le premier terme et l’autre sur le second. Leo Strauss distingue ainsi une doctrine moderne « apparue au XVIIe siècle » d’une doctrine classique « créée par Socrate et développée par Platon, Aristote, les Stoïciens et les théologiens chrétiens (spécialement saint Thomas d’Aquin) ». Les « classiques » tendraient à plier la politique à une conception a priori de ce qu’elle doit être, tandis que les « modernes » chercheraient d’abord à penser la réalité politique dans ses spécificités.
Les effets politiques de l’une et de l’autre conception sont loin d’être univoques. Si son anhistorisme fait qu’il est tentant d’associer la vision classique à un certain conservatisme, on a pu tout aussi bien discerner une filiation entre la construction platonicienne de l’État idéal et la conception léniniste du communisme. Inversement, les modernes ont pu être célébrés comme des réalistes dans lesquels le matérialisme historique était fondé à reconnaître des ancêtres, tandis que les libéraux s’inscrivaient dans leur filiation. La ligne de partage politique n’est même pas entre un Platon et un Machiavel « bolchévistes », et un Aristote, un Hobbes ou un Montesquieu conservateurs. Le même Platon, le même Machiavel, le même Hobbes sont lus par les uns et par les autres, qui en tirent des leçons politiques opposées. Si l’on considère que quelque chose de neuf apparaît dans la pensée politique avec Machiavel, que l’on verra se poursuivre avec Hobbes, Locke, Montesquieu ou Rousseau, de quoi s’agit-il ? Il est clair que le regard porté sur la politique a changé. Mais pourquoi ? Est-ce la réalité politique qui n’est plus la même, ou seulement la manière de la considérer ?
Si l’on identifie le moment de Machiavel à celui de Luther pour le caractériser comme fondateur de l’État national, on doit bien voir que leur siècle est aussi celui d’une résurgence du platonisme politique sous la forme de l’utopisme. Il apparaît alors difficile, pour ne pas dire arbitraire, d’établir un lien causal entre les transformations de la situation politique et celles de la pensée politique. D’un autre côté, s’y refuser pourrait signifier que l’on ne place pas « la démocratie moderne au terme et au cœur du développement européen ». Pour le dire en termes brutaux, admet-on ou non que l’Histoire change les conceptions que l’on peut se faire de la politique ? Pour rester dans la brutalité, on dira que les classiques le nient et que les modernes le proclament. Telle est la problématique dans laquelle s’inscrit toute tentative de philosophie politique.
Pierre Manent reconnaît avoir évolué. S’éloignant d’une perspective qu’il qualifie de « tocquevillienne », il refuse désormais « d’exagérer la transformation politique et humaine, la transformation anthropologique amenée par les progrès de la démocratie moderne ». Il préfère désormais voir dans la formation de la cité grecque une « prodigieuse innovation » à partir de laquelle les formes politiques qu’a connues l’Occident se seraient déployées. L’objet de ce nouvel ouvrage est de montrer les modalités de ce déploiement, d’Athènes à Rome puis, via le christianisme, vers la nation moderne.
Ce livre, qui semble la transcription à peine réécrite d’un cours professé devant des étudiants pas tous très bien informés des références majeures de la philosophie politique, se présente comme une suite d’exposés sur les auteurs attendus, et aussi sur certains qui le sont moins. Platon est certes cité abondamment mais étudié de moins près qu’Aristote, et surtout que Cicéron, dont l’œuvre est considérée comme une des « plus influentes dans l’histoire morale de l’Europe », une œuvre qui « s’efforce de mettre de l’ordre dans le paysage moral et politique à l’époque de tous les désordres ». Machiavel apparaît alors comme un penseur qui « retrouve dans une certaine mesure la figure esquissée par Cicéron », qui en « retravaille les possibilités pour les rendre enfin opérationnelles. (…) À quinze siècles d’écart, c’est la même enquête qui se poursuit, mais, cette fois, l’indétermination romaine va se renverser en une détermination inédite de l’ordre et de l’action politiques ».
Ce faisant, Manent surmonte à sa manière la contradiction entre les deux conceptions de la philosophie politique : « Ce qui pour les Anciens était la limite de la raison – à savoir, le mouvement qui échappe à la raison – devient pour Machiavel, et, après lui, pour les Modernes, le fait principal dont une raison plus ambitieuse, ou plus résolue, ou plus hardie, doit se saisir. » On est rassuré : ce n’était qu’une différence d’ambition ou de hardiesse, il n’y a donc pas rupture historique mais déploiement. On ne retrouve toutefois pas exactement la position que Leo Strauss caractérisait comme classique, du fait que le penseur de référence n’est pas Socrate mais, avec Cicéron, un politique de premier plan, qui écrit ses ouvrages de philosophie politique « à l’époque de tous les désordres », au cœur d’une guerre civile qui mettra fin à sa propre vie avant d’achever la République. Voilà pourquoi il peut y avoir déjà du Machiavel chez Cicéron. S’il reste quelques agrégatifs de philosophie, ils savent quel livre ils doivent consulter cette année.
Marc Lebiez
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