C’est dans ce contexte que Carl Schmitt a fait irruption dans le débat intellectuel français : quand on a cessé de voir en lui seulement le grand juriste rallié au national-socialisme, pour s’apercevoir d’abord qu’il avait inspiré la constitution de la Ve République, via son ami Capitant, ensuite que sa Théologie politique pouvait nous aider à penser notre situation. Comment d’ailleurs nous offusquer encore de ses prises de position politiques quand nous mettons sur le compte d’une innocente campagne électorale des propos ministériels sur une prétendue « hiérarchie des civilisations » ?
Moins sulfureux, voici que nous viennent des livres de et sur Éric Voegelin. Lui ne s’est pas rallié au nazisme ; il l’a même, en 1938, fui pour les États-Unis. Ses sympathies allaient plutôt à la droite catholique autoritaire de Dollfuss qui dirigeait l’Autriche quand il enseignait à Vienne. Dans son livre sur le totalitarisme, Enzo Traverso le caractérise bien comme « un des premiers critiques conservateurs du national-socialisme ». Il faut, de fait, nous accoutumer à l’idée que toute critique du nazisme ne vient pas de la gauche ; ce fut aussi le fait d’une partie de la droite la plus conservatrice, laquelle n’eut pas du tout la sensation de se renier en s’opposant à l’hitlérisme.
Les ouvrages que Voegelin a consacrés en 1933 à la dimension politique de l’idée de race auraient pu donner matière à une discussion en un temps où les théoriciens racistes prétendaient à la scientificité, si les circonstances politiques en avaient permis la circulation. À l’heure actuelle, nous peinons à lire ces livres. C’est que les termes mêmes du problème ont changé depuis que l’on a vu à quoi menait une politique fondée sur la notion de race, laquelle nous paraît désormais grandement sujette à caution, au point que d’aucuns voudraient purifier le vocabulaire et ôter le mot même de race de tous les textes officiels où il apparaît, y compris de cet article premier de notre Constitution selon lequel la France « assure l’égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d’origine, de race ou de religion ». Il est vrai que, conformément à un paradoxe banal, le moment se prête aussi à ce que certains réclament une reconnaissance officielle de la différence des races par le biais de « statistiques ethniques » qui classeraient les Français en fonction de la quantité de mélanine contenue dans leur peau.
Un autre pan de la réflexion de Voegelin nous est plus directement accessible, c’est la thématique des « religions politiques », notion à laquelle il substitua celle de « gnosticisme » et de « mouvements gnostiques modernes », avant d’en faire un cas particulier de ce qu’il devait finalement penser sous le concept de « pneumopathologie ». Les formulations successives de ce thème central peuvent être considérées comme autant de manières de l’affiner ; peut-être aussi Voegelin s’est-il inquiété de constater qu’une formule trop saisissante, trop immédiatement compréhensible, faisait perdre de la force à sa pensée. Le fait est que caractériser tous les totalitarismes modernes comme des formes religieuses est vite apparu comme d’une grande banalité, même si l’on – les lecteurs de Raymond Aron, par exemple – ignorait la devoir à Voegelin. On peut toutefois penser que le problème posé par cette notion est moins dû à la trop belle réussite polémique de la formule inventée qu’au propos même qu’elle récapitule. Ce n’est pas en effet les « totalitarismes » qu’il s’agit de vilipender ainsi mais toute la modernité issue des Lumières, y compris dans ses dimensions les plus libérales au sens que Voegelin lui-même reconnaît.
L’actualité politique de 1938, quand paraît Les Religions politiques, c’est bien sûr le pouvoir national-socialiste, dont nous voyons rétrospectivement l’intérêt qu’il y avait à l’analyser comme une forme de religiosité substitutive produite par la sécularisation moderne. Les nazis, d’ailleurs, ont bien identifié l’adversaire : la Gestapo saisit tous les exemplaires sur lesquels elle put mettre la main, Voegelin fut interdit d’enseignement et partit pour l’exil.
Mais l’horizon de la réflexion était aussi dessiné par deux ouvrages majeurs qui avaient fait de la gnose un thème d’actualité : le monument que le célèbre théologien protestant Adolf von Harnack a élevé en 1921 à la gloire de Marcion et la thèse qu’en 1934 le jeune Hans Jonas, qui n’était encore qu’un ancien étudiant de Heidegger, a consacrée à La Gnose et l’Esprit tardo-antique, dont Rudolf Bultmann a accepté de rédiger la préface. Pour un motif que l’on aimerait comprendre, ce livre, qui rendit Jonas célèbre, a totalement disparu des librairies, tout comme le second livre sur le même sujet, La Religion gnostique, paru en 1958 ; pendant ce temps, on publie en édition de poche les moindres fonds de tiroir de l’auteur du Principe responsabilité… Mais passons sur ce mystère.
Il va de soi que l’usage par Voegelin de la notion de gnose relève pour une part de l’abus de langage : on reprend un mot qui est dans l’air du temps et on lui donne une portée excessivement générale. Une phrase des Religions politiques récapitule assez bien ce dont il s’agit au fond : « Lorsque Dieu devient invisible derrière le monde, les contenus du monde deviennent les nouveaux dieux. » Dans une lettre du 16 mars 1951 à Hannah Arendt, Voegelin explicite les conséquences de cet état de fait qui lui paraît caractéristique de la modernité dans son ensemble : « Le pasteur libéral qui nie le péché originel, l’intellectuel laïciste qui affirme que l’homme est bon, le philosophe qui argumente en faveur d’une éthique utilitariste, le positiviste juridique qui dénie le droit naturel (…) – ils n’ont pas tous commis des crimes comme un assassin dans les camps de concentration mais ils sont ses pères intellectuels, une cause très immédiate. »
Même si l’on est assez éloigné du catholicisme, et tout particulièrement de la forme extrême qu’il prend chez Voegelin, les thèses de celui-ci méritent d’être connues ne serait-ce qu’à cause de leur importance dans le très vivant débat sur les relations du théologique et du politique. Thierry Gontier a eu le mérite de réunir une demi-douzaine de contributions venues d’horizons différents, dont la juxtaposition est exemplaire de ce que peut être une véritable discussion philosophique. Si l’on avoue préférer le texte de Jean-Claude Monod – qui fut l’auteur, il y a une dizaine d’années, d’un remarquable ouvrage sur La Querelle de la sécularisation – ce n’est pas que les autres intervenants auraient démérité, loin de là : ce n’est qu’en vertu d’une affinité personnelle avec la démarche de celui des sept qui ose « l’appréciation » la plus « critique » d’une pensée qui justifie effectivement une telle approche.
Marc Lebiez
Commentaires (identifiez-vous pour commenter)