Le phénomène est aussi curieux que frappant. Voilà un homme dont on sait beaucoup de choses : qu’il fut élève de Heidegger et ami de Hannah Arendt ; qu’Allemand il prit les armes contre le nazisme sous l’uniforme britannique ; que sa philosophie de la vie et sa réflexion en matière de bioéthique font autorité ; qu’il est l’auteur de l’ouvrage de référence de la pensée écologique et que Le Principe responsabilité est un des rares livres de philosophie à avoir atteint ce tirage de best-seller qui transforme un titre bienvenu en formule affadie à force d’être répétée.
Si l’on n’a pas forcément remarqué qu’il avait, tout comme Arendt, consacré son premier livre à Augustin, on cite volontiers son petit essai Le Concept de Dieu après Auschwitz. Et l’on oublie toute la première partie de son œuvre, qui a conféré une grande notoriété au jeune penseur qu’il était alors, et, en même temps qu’à lui, au sujet dont elle traitait : le gnosticisme. Si ses études en la matière firent date, avant même la découverte des manuscrits gnostiques de Nag Hammadi (lesquels constituent la matière d’un volume de la Pléiade), c’est que Jonas abordait la gnose en philosophe et pas selon les normes d’un historien des religions, encore moins en sacrifiant à l’attirance vulgaire pour l’ésotérisme. Préférant le terme, plus restrictif, de « gnosticisme », il utilisait les lunettes de qui a été formé à la philosophie à la fois par Heidegger et par le grand théologien protestant Rudolf Bultmann.
On peut regretter que nous parvienne si tard – quarante ans après sa parution aux États-Unis ! – le gros volume que nous présente un collectif de philosophes et traducteurs français, belges et canadiens. Mais ne boudons pas notre plaisir : voici qu’enfin nous est offerte l’occasion de saisir la pensée de Hans Jonas dans l’unité de son parcours. Ce recueil, composé par l’auteur lui-même, réunit une petite vingtaine de textes presque tous publiés entre 1965 et 1973. Le fait même qu’ils aient été écrits à des dates aussi rapprochées rend encore plus perceptible l’unité profonde d’une pensée qui a brillé dans des champs si divers que l’on pourrait craindre un certain éclectisme. On n’est certes pas devant un système assignant à chaque thème abordé sa place dans un ensemble structuré ; on est devant les diverses analyses que peut produire un penseur dont l’intuition fondamentale est le refus de tout dualisme.
Hans Jonas est aussi contraire à Ernst Bloch que la notion de « principe responsabilité » peut l’être à celle de « principe espérance », ou un disciple de Heidegger à un communiste. Pourtant, en s’opposant aussi littéralement à son aîné, deux ans après la mort de celui-ci, Jonas lui rendait hommage ; il reconnaissait une parenté, celle, peut-on dire, des centres d’intérêt. C’est ainsi que tous deux portent le regard vers l’avenir, quitte à ce que l’un dise sa confiance et l’autre son inquiétude. Outre qu’ils n’appartiennent pas à la même génération, Le Principe responsabilité est le livre d’un homme de soixante-quinze ans, écrit au moment où l’espérance communiste avait déjà sombré partout, et avec elle la confiance progressiste.
Ces « témoins du futur », pour reprendre le titre de Pierre Bouretz, ont aussi pour point commun une manière de vivre ce que Bloch appelait la « fierté d’être juif », en n’oubliant pas cette dimension de leur culture tout en n’y insistant guère, allant même jusqu’à s’intéresser de près aux origines du christianisme, et en particulier au débat avec la gnose. Grâce à quoi l’un comme l’autre ont pu passer pour des compagnons de route du christianisme.
Le livre de Jonas qui parvient aujourd’hui au lecteur français est sous-titré « Du credo ancien à l’homme technologique », ce qui décrit bien le parcours qui aura été celui de Jonas lui-même. Toutefois, les textes ici rassemblés sont présentés dans l’ordre inverse de ce parcours, afin de laisser le lecteur « partir de ce qui est proche et d’actualité jusqu’à ce qui est éloigné, dans le temps et la connaissance ». Il est d’abord question de « science, technologie et éthique », puis d’« organisme, esprit et histoire », enfin de « la pensée religieuse des premiers siècles chrétiens ».
Le lecteur est ainsi convié à des réflexions subtiles sur des questions éthiques comme celles que posent l’expérimentation humaine ou la définition de la mort clinique. Alors que ces débats sont souvent enfermés dans l’alternative entre bavardage et dogmatisme, on a là une approche véritablement philosophique en ceci qu’elle affronte les problèmes dans toute leur difficulté, sans prétendre apporter la réponse simple et satisfaisante qu’on aimerait tant obtenir. On voit bien l’intérêt, pour des praticiens qui cherchent des greffons de bonne qualité, de définir la mort par le seul arrêt des fonctions cérébrales ; peut-on, cependant, traiter en cadavre donneur un être humain dont les fonctions végétatives vivent encore ? Voilà bien un problème philosophique exemplaire puisque sont confrontées deux exigences contradictoires – sauver des vies au moyen de greffes ; respecter le patient – dont on ne saurait dire que l’une l’emporte clairement sur l’autre.
Interrogé sur de tels cas, que peut faire un philosophe ? En premier lieu, expliciter autant que possible les enjeux ; ensuite, tenter de dégager des critères opérants, c’est-à-dire propres à fonder une décision sans pour autant en rester à une solution simpliste. En l’occurrence, Jonas voit, caché derrière une telle définition de la mort, « hors les motivations pratiques évidentes, le retour du spectre de l’ancien dualisme âme-corps », dont, malgré son apparente modernité scientifique, le « dualisme cerveau-corps » n’est qu’une « nouvelle manifestation ». Refusant la « mécanique d’une routine dénuée de valeurs », il propose d’« assumer la responsabilité d’une décision fondée sur une pesée des valeurs ». Cette « pesée » se fait sur la balance qu’il aura utilisée tout au long de son parcours philosophique : le refus du dualisme. Le philosophe de la vie et de l’organisme retrouve ainsi sa passion de jeunesse pour le gnosticisme, ce « cas classique d’une crise humaine de grande ampleur historique » qui aura été « l’incarnation la plus radicale du dualisme qui apparût jamais dans l’histoire ».
On en vient ainsi, après des chapitres sur l’éthique de l’homme technologique, après d’autres sur la théorie de l’organisme ou sur la possibilité de comprendre l’histoire, à ce qui a fondé toute la pensée de Jonas : l’étude du gnosticisme. Telle est donc la précieuse originalité de cet ouvrage : mettre en évidence l’idée directrice d’une réflexion philosophique profondément cohérente, de la gnose à l’écologie et à la bioéthique. Quant à celui pour qui la pensée de Hans Jonas resterait à découvrir, ce livre est la meilleure des entrées en matière, car il offre un panorama assez complet des diverses préoccupations intellectuelles de l’auteur ; après quoi, on ira plutôt du côté de l’éthique, de la philosophie du vivant, de la religion, vers Heidegger, Spinoza ou la gnose.
Marc Lebiez
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